23.07.2020

L'interview d'Anne Freitag, Madame Fourmi

Journal du Parc #Juillet 2020

L'interview d'Anne Freitag

- texte intégral -

Biologiste et conservatrice au Musée cantonal de zoologie, Anne Freitag connait bien la super-colonie du Parc Jura vaudois. Elle collabore à la création du Sentier de la Fourmi des bois qui sera inauguré cet automne, dans le cadre de l'Espace découvertes du Parc au col du Marchairuz.

Combien de fourmis des bois compte la super-colonie du Parc Jura vaudois ?

On ne le saura sans doute jamais ! Les chiffres de 200 ou 250 millions sont donnés, mais ils s'appuient sur des extrapolations. Il en va de même pour les 1200 fourmilières, qui n'ont jamais été formellement inventoriées. Même le nombre de fourmis des bois (Formica paralugubris) présentes dans un nid est difficile à estimer. Le mystère reste entier. Mais elles sont très nombreuses, ça c'est sûr !

Quels services les fourmis des bois rendent-elles aux forêts ?

Elles consomment énormément d'insectes. Formica n'est pas gourmande. Elle mange ce qu'elle trouve, des pucerons comme des larves de papillons. A leur échelle, étant donné que les fourmis des bois sont des millions dans le Jura, elles ont un rôle de super-prédateur. Elles ont un effet régulateur sur les populations d'insectes. Elles participent aussi, à leur mesure bien sûr, au travail du sol. Elles l'aèrent, compostent de la matière végétale, principalement là où se trouvent leurs nids. Leurs nombreux trajets sont aussi l'occasion de disséminer des graines. D'autant plus qu'une fourmi peut parcourir jusqu'à cent mètres en transportant une brindille ou une chenille. 

Quel pourrait être l'impact du réchauffement climatique sur les populations de fourmis des bois ?

Il aura un effet indirect en entraînant des modifications dans les forêts. Les épicéas sont les premières essences victimes du réchauffement climatique, or on sait que les fourmis des bois les apprécient. Il faut toutefois garder à l'esprit que les épicéas ont été planté dans le cadre de la politique forestière suisse. En les plantant, a-t-on favorisé artificiellement le développement des populations de Formica ? Nous ne le saurons sans doute jamais. Les fourmis des bois sont des opportunistes. Elles ne sont dépendantes ni d'une source de nourriture, ni d'une espèce végétale, contrairement à d'autres espèces de fourmis plus spécialisées. Elles s'adapteront sans doute à l'évolution de leur milieu et aux conditions climatiques. 

Comment a été découverte la super-colonie du Jura vaudois ?

Elle a été découverte en 1973 par Georges Gris, un naturaliste qui, en se baladant dans la région, avait été frappé par la forte densité de nids. Daniel Cherix était alors étudiant, il a décidé d'y consacrer sa thèse de doctorat. Par la suite, de nombreuses études ont été menées par l'Université de Lausanne et le Musée cantonal de zoologie, notamment.

Pourquoi parle-t-on d'une super colonie ?

J'ignore quand cette notion est apparue. Il n'y a pas non plus de définition très précise. Une colonie est constituée de plusieurs nids en contact les uns avec les autres, avec de nombreuses reines dans chaque nid. Généralement, une colonie comporte au maximum quelques dizaines de nids. La super-colonie du Jura vaudois se caractérise par le fait que le système s'étend à plus de mille fourmilières. D'où ce terme de super-colonie ! Une organisation de fourmis des bois d'une ampleur comparable est connue au Japon. Il y en a sans doute ailleurs, que nous n'avons pas encore découvertes. 

Formica paralugubris est-elle toujours un sujet d'étude ?

De nos jours, la biologie de terrain a cédé le pas à la recherche fondamentale en laboratoire, notamment dans le domaine de la génétique. Le défaut de la fourmi des bois c'est que l'on ne peut pas l'élever en laboratoire. Ce n'est donc pas un organisme très pratique pour faire des recherches à partir d'échantillons de population. Et sur le terrain, on ne maîtrise pas aussi bien les conditions d'étude qu'en laboratoire. D'autres espèces s'élèvent sans problème en captivité. Elles sont aujourd'hui privilégiées par les chercheurs. Mais des recherches se poursuivent tout de même sur le terrain de la super-colonie. 

Les fourmis des bois sont protégées depuis 1966 en Suisse pour leur rôle positif sur les forêts. Il s'agit du premier insecte à profiter de ce statut. Pour quelles raisons ?

Il ne faut pas oublier qu'à l'époque les fourmilières étaient exploitées. On pillait les nids pour alimenter des oiseaux d'élevage avec les cocons. Ce qui entraînait la destruction totale des fourmilières. Les travaux forestiers étaient également parfois réalisés sans beaucoup de considération pour ces petits habitants des sous-bois. Certains forestiers avaient toutefois remarqué que les ravageurs étaient moins nombreux dans les endroits où vivaient des fourmis des bois. 

L'exploitation forestières influence-t-elle les populations de fourmis des bois ?

Il y a quelques années, des cours ont été donnés aux forestiers afin de les sensibiliser à l'importance de cette espèce. Les coupes rases, par exemple, leur sont défavorables car sans arbres, l'ensoleillement continu fait monter dangereusement la température à l'intérieur de la fourmilière. Formica apprécie les lisières, car l'ombre et le soleil y alternent. C'est sans doute aussi pour cela qu'elle se plaît particulièrement dans les pâturages boisés qui offrent un milieu morcelé. En ce sens, l'essor de la forêt et la déprise agricole auront peut-être un effet négatif sur leurs populations. 


Le 8 août prochain, Anne Freitag et Arnaud Maeder guideront l'excursion Pistez les fourmis ! proposée dans le programme d'Activités 2020 du Parc Jura vaudois. Inscrivez-vous !

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